18.

 

 

Tucker n'envisageait pas sans frémir la perspective d'une fusillade. Sa décision était tout simplement aberrante. Tout en se hâtant vers Dead Possum Road, il songea que c'était la seconde fois qu'Austin le mettait dans la fâcheuse obligation d'avoir à porter une arme.

Et c'était bigrement agaçant.

Mais il ne pouvait aller s'asseoir sous la véranda pour attendre que Burke et Carl vinssent prendre les choses en main. Pas quand il avait encore à l'esprit le visage terrifié de Cy, et que l'odeur de la terreur laissée par l'enfant planait lourdement dans l'habitacle.

« Il va m'arracher les yeux ! »

Où diable le gamin avait-il pu pêcher ça?

Réponse : de son cinglé de père.

Les traits crispés, les yeux couleur de bronze patiné, il se rangea sur le bas-côté et empoigna la carabine puis, se servant de la voiture comme bouclier, il gagna la banquette arrière pour récupérer les jumelles de Délia — laquelle en possédait une paire comme tous les autres habitants d'Innocence.

Quand il les eut portées à ses yeux et qu'il eut fait le point, l'arc de béton de la conduite lui apparut avec une netteté effarante. Lentement, il parcourut ses abords. Il n'y avait âme qui vive à l'entrée ni aucun mouvement visible sur la berge du Little Hope. Rien non plus dans le champ au-delà.

Il capta un reflet argenté renvoyé par les toits des caravanes du camping, cinq kilomètres plus loin. Portant ses regards légèrement en deçà, il vit distinctement la sœur d'Earleen, Laurilee, sortir de sa caravane et se mettre à beugler en agitant une canette de Mountain Dew.

« A table, les enfants ! » crut entendre Tucker. Puis il balaya lentement le reste du paysage de ses jumelles. Il aperçut des cochons en train de fouiller leur auge du groin dans la porcherie de la ferme de Stokey, du linge qui séchait au vent chez les March ainsi qu'un panache de poussière qui s'éloignait de la ville — Burke venant le rejoindre, sans doute.

Dans les champs et les prés, en revanche, rien ne bougeait. Le silence, d'une consistance de plomb, n'était troublé que par le babil du ruisseau roulant cailloux et vase, et par quelques oiseaux chantant étourdiment dans la chaleur vaporeuse de l'après-midi.

Si Austin était là à l'attendre, ce ne pouvait être que dans l'ombre poussiéreuse et glauque de la conduite. Et il n'y avait qu'un seul moyen de s'en assurer.

Tucker prit soin de mettre quelques cartouches de réserve dans sa poche, tout en souhaitant sincèrement ne pas être obligé d'y avoir recours. Procédant avec lenteur, les yeux fixés sur l'ouverture béante, il contourna la conduite. Quand il n'en fut plus qu'à cinq pas, il se coucha à plat ventre, la carabine calée contre l'épaule.

— Seigneur, je ne Te demanderai qu'une seule faveur de toute ma vie : ne me force pas à tirer sur cet imbécile.

Il prit une profonde inspiration et expira lentement.

— Austin ! Tu sais que je suis là, j'en suis sûr.

Plus tard, il se souvint que sa peau était sèche comme un vieil os — mais ses mains fermes comme le roc.

— Tu t'es attiré des tas de problèmes en m'invitant ici, poursuivit-il en rampant jusqu'à la berge inclinée du ruisseau. Et si tu sortais pour qu'on discute de tout ça en adultes responsables? A moins que tu ne préfères te débrouiller avec Burke.

La conduite demeurait silencieuse. Du ciel lui parvenait le croassement d'une corneille.

— Tu commences à m'énerver, Austin. Je vais devoir venir te chercher. T'as vu comment t'as tourmenté ce pauvre garçon? Ça, je ne peux pas l'avaler. Alors, qu'est-ce que tu veux? Qu'on se tire dessus jusqu'à ce qu'un de nous deux reste sur le carreau?

Poussant un faible soupir, Tucker tendit la main pour ramasser une pierre.

— Quitte à ce qu'il y en ait un qui meure, je ne tiens vraiment pas à ce que ce soit moi.

Il lança le caillou dans la conduite et s'attendit à une déflagration. Rien ne vint.

— Zut, marmonna-t-il.

Il se laissa glisser dans le mince filet du Little Hope. Il entendait maintenant comme un rugissement dans son crâne, un tonnerre continu de peur et de fureur. La carabine à la hanche, il se précipita dans la conduite, certain de devoir essuyer des coups de feu.

Mais la conduite était vide. Tucker se tint un instant immobile, se sentant parfaitement ridicule avec son arme à la main et le cœur battant comme un orchestre de jazz. Il pouvait entendre les échos de sa propre respiration ricocher sur les parois de béton.

— Ça va, chuchota-t-il doucement. Ça va, il n'y a personne ici pour se moquer de toi.

Il revint vers l'entrée de la conduite, avant de s'arrêter net.

Et si Austin se tenait dehors ? Et s'il s'était trouvé quelque trou suffisamment large pour s'y tenir caché? Est-ce qu'il n'était pas en train de l'attendre tranquillement, prêt à le cueillir d'une balle à la sortie?

Allons, c'était idiot, se dit-il en reprenant sa marche. Puis il s'arrêta de nouveau en étouffant un juron. Ne valait-il pas mieux être idiot que mort ?

Bon, mais que diable allait-il faire maintenant?

Il repensa absurdement à la scène finale de Butch Cassidy et le Kid, où Newman et Redford se livraient au ralenti à une fusillade désespérée.

Tucker, fils de Beau Lonsgtreet, ne se réjouissait guère d'une belle tuerie en guise d'apothéose. Non, vraiment pas.

Certes, il n'ignorait pas que, lorsque les fusils avaient parlé, Butch et le Kid s'étaient du même coup retrouvés catapultés au sommet de la gloire. Mais là, debout dans la conduite exiguë, il se dit qu'il n'était ni un hors-la-loi ni un héros, même si sa fierté se ressentait grandement de devoir rester ainsi terré dans ce trou, condamné à attendre.

Le grondement d'un moteur, suivi du claquement sec d'une portière rabattue à la volée, coupa court à ses tergiversations.

— Tucker! Tuck, ça va?

— Par ici, Burke.

Il appuya son fusil contre la paroi.

— L'oiseau s'est envolé.

Il entendit son ami ordonner à Carl d'inspecter les environs, puis la large carrure du shérif se découpa dans l'entrée.

— Mais qu'est-ce qui se passe par ici, bon Dieu?

— Eh bien, fils, je vais te le dire.

 

— Suis pas arrivé à comprendre la moitié de ce que racontait le gamin, lança Burke en allumant la demi-cigarette de Tucker. Mais il avait l'air fichtrement certain que son papa et toi, vous alliez vous entre-tuer.

— Je ne saurais te dire si je suis désolé ou soulagé de ne pas avoir eu l'occasion d'essayer, repartit Tucker. Cy est un brave garçon, Burke. Austin l'avait affolé avec des menaces ignobles, mais il a agi justement.

Il tira sur sa cigarette et en exhala lentement la fumée.

— Tiens, je suis en train de penser qu'il vaudrait peut-être mieux pour lui qu'il demeure à Sweetwater quelque temps. Rester chez lui serait dangereux. Si Austin n'arrive pas à lui remettre la main dessus, alors ce sera Vernon qui lui fera payer sa trahison. Mon Dieu, je te jure que je ne vois pas comment Cy peut être parent avec ces deux escogriffes.

— Avec un peu de chance, Vernon n'entendra pas parler de cette affaire avant un jour ou deux. Pour l'instant, il faut que nous retrouvions son père.

Puis, hochant la tête à l'adresse de Tucker :

— Et on peut dire que tu es d'ores et déjà mon suppléant.

— Heureux de me voir investi en bonne et due forme, répliqua Tucker en ramassant sa carabine.

C'est alors qu'il aperçut un graffiti sur le mur.

— Que diable...

Il s'approcha de la paroi en plissant les paupières.

— Tu me caches la lumière, Burke.

Il jura brusquement en déchiffrant l'inscription :

ŒIL POUR ŒIL

— Jésus tout-puissant, murmura Burke en passant le pouce sur le premier O. On dirait qu'il a écrit ça avec du sang. Je vais appeler du renfort. Nous mènerons l'enquête maison par maison, nous fouillerons chaque pouce du comté, mais nous rattraperons ce cinglé de salaud avant la nuit.

« Il va m'arracher les yeux ! »

Tucker se pressa les paupières tandis que la voix terrifiée de Cy résonnait dans sa tête.

— Je crois bien que je vais t'accompagner. Dis, j'aurai droit à une de tes étoiles en fer-blanc?

*

*  *

Une heure plus tard, Burke avait sous ses ordres quinze volontaires musclés. Il ressentit bien quelque embarras à voir Billy T. Bony et Junior Talbot se tenir côte à côte avec un fusil sous le bras, mais dut se contenter d'espérer que la frénésie d'une chasse à l'homme éclipserait pour un temps les rancœurs personnelles. Par mesure de précaution, cependant, il inscrivit Junior dans le groupe dirigé par Carl et garda Billy T. dans le sien. Il avait pris le risque de confier à Jed Larsson, homme lent mais avisé, la direction d'un troisième groupe.

Penché sur une carte du comté, il délimitait à présent les aires de battue.

— Alors, prudence, hein ? Austin a deux pistolets et, à moins qu'il ne se soit amusé à tirer des lapins, il n'a pour l'instant utilisé qu'une seule balle. Je détesterais terminer la journée en annonçant à quelque épouse ou petite amie que son homme s'est fait canarder comme un imbécile.

— On est toujours plus malins que ces gros culs de suppléants du comté, répliqua Billy T., excité à l'idée de se servir d'une arme.

Sa rodomontade fut saluée par une bordée de rires où chacun put se soulager de sa tension. Burke attendit que le silence revînt.

— La dernière fois qu'Austin a été aperçu, c'était dans cette conduite, juste là. Désormais, il a au moins une heure d'avance sur nous, et il est à pied. Mais il connaît la région, et il n'a que l'embarras du choix pour se cacher. Maintenant, il faut le ramener, et le ramener vivant. Si vous l'apercevez, vous lancez un appel radio. Vos armes ne doivent servir qu'à vous défendre.

Quelques hommes échangèrent des regards entendus. Austin ne leur était guère sympathique.

— S'il meurt, certains d'entre vous auront à répondre à des questions plutôt embarrassantes.

Ce disant, il passa le groupe en revue pour souligner son propos d'un regard appuyé.

— Vous ne partez pas chasser le daim, les gars ; vous êtes des fonctionnaires dûment assermentés. Bon, allez, on y va, et faites gaffe à vos miches.

Il se tourna pour rassembler son propre groupe.

— Et que Dieu nous assiste.

Trois des suppléants se serrèrent dans la voiture de patrouille avec Burke et Tucker : Billy T., Singleton Fuller et Bucky Koons. Singleton s'empressa aussitôt d'allumer un des cigares que Happy lui interdisait de fumer à la maison.

— Tu n'as pas appelé les gars du comté, Burke, lança-t-il d'un ton désinvolte.

Les doigts du shérif se crispèrent sur le volant.

— Non. C'est chez nous, ici.

Un murmure approbateur se fit entendre derrière le nuage de fumée odoriférant.

Au croisement d'Old Cypress Road et de Longstreet— « Base A » de l'opération —, Burke se rangea sur l'accotement. Tucker, à qui le lieu rappelait certain souvenir, lança un bref coup d'œil à Billy T. dans le rétroviseur. Ce dernier lui renvoya un regard hargneux.

Puis ils se séparèrent. Les trois suppléants partirent vers l'est sous la direction du circonspect Singleton. Burke et Tucker se dirigèrent vers l'ouest.

— Tu peux me dire ce qui se mijote entre toi et Billy T.? demanda Burke tandis qu'ils entamaient la large manœuvre d'encerclement qui devait les amener à rejoindre le reste du groupe devant l'étang des McNair.

— Oh, ça fait plus que mijoter, répondit Tucker. Ça bout. Ça déborde, même.

Il lança un regard anxieux en direction de la maison de Caroline.

— Tu crois vraiment qu'il a pu arriver jusqu'ici?

— Je ne crois rien. Il pourrait être parti n'importe où, et je pourrais aussi avoir commis une erreur en n'appelant pas les autorités du comté.

— Pour l'efficacité dont ils ont fait preuve la dernière fois...

— Mouais, repartit Burke, peu désireux d'approfondir le sujet. Cela dit, il peut très bien être retourné chez lui.

Il eut une pensée inquiète pour Carl et son groupe.

— Les gars du comté sont toujours en planque là-bas, et Austin le sait, mais j'ai comme l'impression que le bonhomme n'a plus toute sa tête.

Tucker considéra la distance qui séparait la maison d'Austin de celle de Caroline et en retira quelque soulagement.

— J'espère fichtrement que c'est là qu'il se trouve. Comme ça, ils le cueilleront au vol et nous en débarrasseront aussi sec.

Tucker se retourna et contempla intensément un rayon de soleil réfléchi par une fenêtre, au premier étage de la maison de Caroline.

— Il n'a pas seulement perdu la tête, Burke. On dirait plutôt qu'il est devenu comme enragé. Tiens, le jour où on s'est étripés, il en est arrivé à me prendre pour mon père. J'ai presque cru qu'il voulait moins me tuer, moi, que le vieux Beau.

Il se sentit tenaillé par une furieuse envie de fumer, qu'il s'efforça de refouler.

— Et si tu veux mon avis, reprit-il, ce n'était pas moi non plus qu'il souhaitait voir amener dans cette conduite.

Burke fronça les sourcils. Il n'y connaissait pas grand-chose en psychologie — à moins que le terme ne désignât en fait que le fonds éternel de la nature humaine. En même temps, il savait pertinemment qu'un homme pouvait être amené à des actes désespérés lorsqu'une femme le poussait à bout. Comme se pendre dans sa propre grange, par exemple.

— En vouloir si longtemps à une femme est peu banal, remarqua-t-il cependant.

— Peut-être, mais du temps, par ici, on en a plus qu'il n'en faut. Ma maman se levait et sortait de la pièce chaque fois qu'on prononçait le nom d'Austin. Et cela, jusqu'au dernier jour de son existence.

Tucker s'arrêta à côté de Burke, qui s'était mis à scruter les environs de ses jumelles.

— Alors ça m'a fait réfléchir, reprit Tucker. Un jour, j'ai demandé à Edda Lou si Austin avait un comportement anormal à ce sujet. Elle a ri.

Pour le coup, il sortit une cigarette.

— Elle m'a dit que, parfois, quand il flanquait une volée à sa mère, il l'appelait du nom de la mienne.

Un frisson lui parcourut l'échiné.

— Tu vois quelque chose?

— Que dalle.

Burke sortit son talkie-walkie pour vérifier la progression des autres groupes.

Tucker eut un autre frémissement. Il tira avidement sur sa cigarette, se disant qu'il était tout à fait normal de se sentir nerveux au cours d'une chasse à l'homme. Puis il se surprit une fois de plus, non pas en train de lancer un coup d'œil par-dessus son épaule ni d'interroger le paysage en écarquillant les yeux, mais de porter ses regards vers le reflet de lumière accroché par la fenêtre de la chambre de Caroline.

Quelque chose n'allait pas. Il pouvait presque le sentir, telle une trace d'ozone dans l'atmosphère après le flash d'un éclair. Oui, il y avait quelque chose qui clochait.

— Burke, je voudrais aller jeter un coup d'œil chez Caroline.

— Je te l'ai déjà dit, Susie l'a appelée pour lui demander de passer à la maison. Elles sont probablement assises dans la cuisine à parler arrangements floraux et gâteau de mariage.

— Ouais, marmonna Tucker en roulant des épaules comme si son dos le démangeait. Mais je veux quand même aller voir.

Il marchait déjà à grandes enjambées lorsqu'ils entendirent les coups de feu.

 

Caroline avait mis du pain de maïs à cuire dans le four. Une vieille recette de famille de Happy Fuller. Elle était en train de finir de pétrir la pâte quand Susie avait appelé. Elle n'était pas vraiment enchantée par l'invitation à dîner — ou plutôt par la perspective de devoir « aider » la future mariée à choisir des couleurs agréant à sa mère. Mais Susie avait ajouté qu'Austin avait été aperçu à moins de quinze kilomètres de là, et qu'il serait donc imprudent qu'elle restât seule à la maison.

Caroline l'avait remerciée de sa sollicitude, et comme, après l'appel, elle s'était mise à sursauter au moindre craquement et à la moindre ombre sur les murs, elle se sentit bientôt on ne peut plus disposée à honorer l'invitation. Non qu'elle imaginât Austin débarquant sans prévenir devant sa porte. Certes non. Mais plus l'après-midi avançait, plus elle appréciait l'idée de profiter d'un moment de sécurité dans la cuisine bruyante de Susie.

Elle renifla l'odeur qui embaumait la pièce. Le pain de maïs était presque cuit. Quand il le serait complètement, elle le calerait dans sa voiture avec Vaurien et descendrait en ville.

Consultant l'horloge du four, elle vit qu'elle avait encore un peu plus de cinq minutes à patienter. Elle entrouvrit la moustiquaire pour appeler le chiot.

— Vaurien ? Viens, mon gars.

Elle frappa dans ses mains comme elle avait vu Happy le faire, puis siffla.

— Allons, Vaurien. On va faire une balade.

Entendant un couinement s'élever tout près, elle se mit à quatre pattes pour regarder à travers les lattes du plancher de la véranda. Elle aperçut alors le chiot recroquevillé contre un des nouveaux étais.

— Allons, gros nigaud, viens donc. Mais qu'est-ce qui te fait peur comme ça ?

Il poussa deux petits jappements brefs et se rencogna contre l'étai. Lasse de cette comédie, Caroline s'assit sur les talons.

— Il a dû voir une couleuvre, murmura-t-elle.

Ayant résolu de l'attirer dehors avec un Milk Bone — Vaurien manifestait un penchant incoercible pour ces biscuits —, elle s'apprêta à se relever. C'est alors qu'elle aperçut Austin Hatinger.

L'espace d'un instant, elle crut à une hallucination. Il ne pouvait exister vraiment, cet homme qui traversait son jardin avec deux pistolets accrochés à sa ceinture et un couteau dans la main. Elle ne pouvait que l'inventer, cet individu qui écrasait du talon les pensées qu'elle venait juste de planter et qui s'approchait d'elle avec ce sourire figé, ces yeux rougis de dément.

Elle était toujours sur les genoux qu'and il se mit à parler.

— Dieu m'a guidé jusqu'à toi.

Son sourire semblait lui fendre la figure comme une déchirure dans un sac de toile.

— J'ai entendu Sa volonté. Tu étais avec lui, je t'ai vue avec lui. Tu dois être immolée.

Il s'approcha de la véranda en faisant tourner la lame du couteau au soleil.

— Comme Edda Lou. Il faut que ce soit exactement comme pour Edda Lou.

Tel un sprinter se préparant sur la ligne de départ, Caroline se redressa sur les mains, puis se rua dans la cuisine, dont elle verrouilla aussitôt la porte derrière elle. L'horloge du four sonna la fin de la cuisson. Elle hurla d'effroi, cependant qu'Austin s'abattait de tout son poids sur le battant. Sous le choc, elle sentit ses jambes cotonneuses se dérober.

Sans réfléchir, poussée par l'instinct, elle sortit précipitamment de la cuisine en s'emparant au passage du colt de son grand-père. Il lui fallait rejoindre la voiture, se dit-elle. Mais à l'instant même où elle parvenait dans le couloir, elle entendit la vieille porte en bois de la cuisine céder avec un craquement.

Elle se souvint alors que l'arme que serrait sa main moite n'était pas chargée.

Des sanglots lui montèrent à la gorge. Elle ouvrit la porte d'entrée à la volée tout en fouillant dans ses poches. Une balle glissa de ses doigts trop moites. Elle manqua trébucher au bas de la véranda. Lorsqu'elle se fut remise fébrilement sur ses pieds, elle vit que sa voiture avait les quatre pneus crevés.

Austin apparut derrière elle dans l'encadrement de la porte.

— Tu ne peux échapper à la volonté de Dieu. Tu es l'instrument de Sa colère. Œil pour œil, dit le Seigneur.

Caroline, cependant, courait déjà vers les marais. Une autre balle roula de sa main comme un savon humide pour se perdre dans l'herbe. Son cri n'était plus qu'un souffle rauque.

— Arrête... Arrête donc ! dit-elle à sa main tremblante tout en insérant une, puis deux balles dans le barillet. Oh, mon Dieu, je vous en supplie !

Elle était presque parvenue aux arbres. Plus que quelques pas et elle atteindrait le sous-bois. Là-bas était la sécurité. Là-bas aussi était l'horreur. Jetant un coup d'œil désespéré par-dessus son épaule, elle s'aperçut qu'Austin était près de la rejoindre. Le regard brouillé par les larmes, elle fit volte-face et appuya sur la détente.

Le chien cliqueta dans le vide. Austin sourit.

— Aujourd'hui tu es l'agneau de Dieu.

Le couteau décrivit un arc de cercle dans l'espace, éclair d'argent et de mort fondant sur la jeune femme. Caroline vit alors plus que de la démence dans les yeux de son agresseur. Elle y vit un abominable triomphe.

Soudain, Vaurien jaillit comme une petite balle de feu et referma ses dents de chiot sur le derrière d'Austin. Ce dernier hurla, plus de rage que de douleur, puis, d'un seul coup de pied, envoya l'animal rouler, inanimé, sur le gazon.

— Mon Dieu ! cria Caroline.

Serrant la crosse du revolver à deux mains, elle tira de nouveau. Le recul, cette fois-ci, la fit chanceler en arrière. Abasourdie, elle fixa d'un œil hagard l'horrible fleur de sang qui s'épanouissait sur la chemise blanc sale d'Austin.

Le forcené s'était remis à sourire, arborant un rictus grimaçant. Il esquissa encore un pas vers elle, le couteau haut levé.

— Non, non, je vous en supplie, gémit Caroline.

L'arme tonna une nouvelle fois dans son poing. Avec une horreur sans nom, elle vit le visage d'Austin disparaître. Son grand corps musculeux tressauta. L'esprit paralysé de terreur, elle crut qu'il avançait toujours. Que toujours et implacablement il marchait sur elle. Alors, elle recula sur les fesses, la gorge brûlée par ses propres cris, ses talons labourant le sol.

Le couteau retomba à ses pieds, bientôt suivi d'Austin.

 

Tucker dérapa sur le gravier de l'allée et s'arrêta net à l'orée de la clairière. Le cœur battant encore la chamade, il aperçut Caroline qui louvoyait dans le jardin, son chiot dans les bras. Au-delà était étendu Austin, la face enfouie dans l'herbe maculée de sang.

— Il a frappé mon chien, se contenta-t-elle de murmurer lorsqu'elle passa devant lui pour regagner la maison.

— Seigneur Jésus, Burke.

— Je m'en occupe, répliqua ce dernier en rengainant son arme pour se saisir de son talkie-walkie. Va la rejoindre à l'intérieur. Et veille à ce qu'elle y reste jusqu'à ce que j'en aie fini ici.

Tucker retrouva Caroline assise sur le rocking-chair du salon, son chiot encore étourdi sur les genoux.

— Mon chou...

Il s'accroupit à son côté et lui caressa le visage, les cheveux.

— Il t'a fait mal?

— Il allait me tuer.

Elle ne cessait de se balancer, craignant de devenir folle si elle s'arrêtait.

— Tucker, il allait me tuer avec son couteau. Il aurait pu me tirer dessus, mais non, il fallait qu'il le fasse avec son couteau. Comme pour Edda Lou, a-t-il dit.

Vaurien commença à s'agiter sur ses genoux en gémissant. Caroline le prit contre sa poitrine aussi doucement que si elle avait tenu un bébé.

— Tout va bien maintenant. Tout va bien.

— Caroline, Caroline, regarde-moi, mon petit.

Tucker attendit qu'elle tournât la tête vers lui. Ses pupilles étaient si dilatées que les iris, autour, n'étaient guère plus qu'un mince cercle vert.

— Je te monte dans ta chambre. Allez, viens, on va à l'étage et j'appelle le médecin.

— Non.

Elle poussa un long soupir en sentant Vaurien lui lécher le menton.

— Je ne suis pas en train de devenir hystérique. Je ne vais pas tomber en morceaux. Cela m'est déjà arrivé à Toronto. En tout petits morceaux. Mais c'est fini.

Elle déglutit péniblement et pressa sa joue contre le pelage du chiot.

— J'étais occupée à préparer du pain de maïs. Je n'avais jamais fait de pain de maïs, avant. Happy m'en a donné la recette, et j'allais la passer à Susie. C'est si bon de se sentir participer à la vie d'ici.

Vaurien lécha une larme qui coulait sur sa joue.

— Tu vois, je pensais venir ici pour être seule, mais je ne savais pas combien j'avais besoin de participer à la vie des autres.

— Tout va bien se passer, maintenant, dit Tucker, désemparé. Je te promets que tout va bien se passer.

— Je faisais du pain de maïs dans le four de ma grand-mère. Et j'ai tiré sur Austin Hatinger avec le revolver de mon grand-père. Curieux, non?

— Caroline.

Il lui prit le visage entre les mains. Elle pouvait deviner dans ses yeux toute la violence et la rage que sa voix parvenait à contenir.

— Je vais juste te porter un petit peu, tu veux bien?

— Je veux bien.

Il la souleva dans ses bras, et elle laissa sa tête reposer contre son épaule. Puis, sans ajouter un mot, Tucker la coucha doucement avec le chiot sur le canapé. Ni l'un ni l'autre ne réagirent lorsque le téléphone sonna.

— Je vais rester ici pour la nuit, lui dit-il. Juste là, sur le canapé.

— Tucker, je ne suis pas en train de tomber en morceaux.

— Je sais, mon amour.

Caroline poussa un soupir.

— L'horloge du four est toujours en train de sonner.

Elle se mordit les lèvres pour raffermir sa voix.

— Je crois que le pain est brûlé.

Puis elle enfonça la tête dans l'épaule de Tucker et se mit à pleurer.

 

 

Coupable Innocence
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